Saison bleue : tout est mort en Tunisie… les pêcheurs contraints à l’exil

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Tunisie Tribune (Saison bleue) – En Tunisie, les pêcheurs de Zarzis ne peuvent plus travailler car la mer, contaminée par des pollutions multiples, se vide de ses poissons. De plus en plus de jeunes optent alors pour l’exil.

Les touristes sont encore peu nombreux en ce début mars à Zarzis, petite ville côtière du sud de la Tunisie. Mais sur le front de mer, les cuisines du restaurant El Bibane sont déjà approvisionnées tous les jours en poisson frais. Quelques centaines de mètres plus loin à l’entrée du port, la terrasse de Moshen ne désemplit pas. La capture du jour est vendue à même les barques dès le retour des embarcations sur la plage qui relie les deux établissements.

À Zarzis, les sorties en mer sont une affaire de famille. Située tout près du golfe de Gabès, pépinière historique de la Méditerranée, la ville a vu défiler des générations de pêcheurs d’éponges, de karous ou de dorades. Mais comme de nombreux jeunes Zarzissiens, Balsem, lui, ne deviendra pas pêcheur. «Tous mes oncles le sont, pourtant. Mais c’est mort», dit le jeune de 24 ans, qui espère faire la «harraga» et traverser la Méditerranée.

Car les heures prospères de cette oasis maritime, où les poissons affluaient pour la reproduction avant de se disperser dans la Méditerranée, ne sont plus qu’un lointain souvenir. Depuis leur petit local du centre-ville de Zarzis, les membres de l’association des pêcheurs de Zarzis ne tardent pas à désigner le premier responsable : le Groupe chimique tunisien. Implantée depuis le début des années 1970 dans la zone industrielle de Ghannouch, près du golfe de Gabès, l’entreprise transforme le phosphate en acide phosphorique, puis en engrais.

Des fonds marins dévastés

Selon une étude de la Commission européenne datée de 2018, cette activité entraîne chaque année le rejet, sous forme d’une boue gypseuse, de 5 millions de tonnes de phosphogypse, un déchet toxique chargé en métaux lourds. Il se déverse ensuite dans la mer, à la cadence infernale de 40 000 m³ par jour en moyenne.

Ce dépôt perturbe la photosynthèse de l’un des principaux puits de carbone de la Méditerranée : l’herbier de Posidonies. La détérioration de cet habitat, déjà largement éprouvé depuis les années 90 par le ratissage des fonds marins par les chaluts, entraîne, sous le regard impuissant des petits pêcheurs, celle de toutes les espèces halieutiques. «On a interpellé le ministère de l’Agriculture, les autorités locales, organisé des réunions. Rien n’a été fait», s’agacent-ils.

La Tunisie, vivotant depuis l’échec de sa révolution du jasmin entre les mains de gouvernements incapables d’enrayer l’effondrement de l’économie, n’a jamais su mettre en place une politique efficace de lutte contre la pollution. Aux rejets de phosphogypse s’ajoutent ainsi ceux des industriels, principalement ceux des Industries chimiques du fluor de Gabès, eux aussi chargés en métaux lourds, et des particuliers.

De son côté, l’Office National de l’Assainissement n’exécute pas ses missions de traitement des eaux correctement, prétextant un manque de moyens. «Les espèces qui se reproduisent ici, elles avaient un goût et une spécificité vraiment extras. Aujourd’hui, tout le périmètre est mort», déplore Méjid Amor, secrétaire général de l’association des pêcheurs de Zarzis.

Déjà critique, la situation se détériore encore davantage en raison du réchauffement climatique et l’apparition depuis une dizaine d’années en Méditerranée de plusieurs espèces invasives dont le crabe bleu, qui dévore tout sur son passage. Ici, on l’appelle parfois «Daesh», tant il est redouté.

Préparant sa sortie en mer, Majid est affairé à en extraire quelques spécimens de ses filets. «C’est une catastrophe. Ils s’emmêlent dans les filets et cassent tout avec leurs pinces. On est obligés de racheter plusieurs filets chaque année», dit-il. Et inutile d’espérer en tirer un quelconque profit : le crabe bleu ne s’écoule qu’à deux dinars (60 centimes d’euros) le kilo, quinze fois moins que le loup et la dorade.

Face à la désertification du golfe, ceux qui le peuvent s’aventurent au large. Quand c’est encore possible. Sur la table centrale du bureau de l’association, l’un de ses membres, Salah, déploie une carte maritime de la Méditerranée. Au fil des ans, la sécurité des pêcheurs serait menacée en raison de la pression menée par leurs homologues et voisins libyens, qui n’auraient aucun scrupule à franchir les frontières officielles et se servir dans les eaux tunisiennes.

Des pêcheurs devenus pirates

«Nous on a des gardes-côtes et la Marine nationale, eux, ils ont des milices. Quand on n’a pas un gouvernement avec qui discuter, on subit», déplorent les marins. Saber, qui cumule son emploi de fonctionnaire avec des sorties en mer hebdomadaires pour subvenir aux besoins de sa famille, confirme leurs propos : «Ce n’est un secret pour personne : depuis la mort de Kadhafi, la Libye est hors de contrôle. La plupart des pêcheurs sont devenus pirates, ils nous braquent ou nous prennent en otage.»

Résignés, certains se résolvent à mettre leur expérience de la mer au profit d’activités moins légales, mais plus lucratives. «Quand les dettes des propriétaires de bateaux sont trop lourdes, ils ont deux options : la prison, ou vendre leur bateau pour l’immigration clandestine. La seconde va lui permettre de clôturer ses dettes, mais aussi de mettre de côté pour sa retraite…», expose Méjib Amor.

Des histoires de bateaux vendus aux passeurs, presque tout le monde en connaît à Zarzis. «Bien sûr que ça arrive, dit Chamseddine Marzoug, pêcheur et militant de longue date pour les droits des Subsahariens en Tunisie. Il suffit de passer par la Marine marchande pour acheter légalement le bateau, puis de le revendre à un passeur et le déclarer volé.»

Pour les pêcheurs endettés, revendre leur bâteau aux passeurs est une solution qu’il peut être difficile de refuser. © Raphaël Cuneo / Reporterre

Les candidats à la «harraga» sont, quant à eux, de plus en plus nombreux. Selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, 15 675 personnes sont arrivées par la mer en Italie depuis la Tunisie en 2021, contre 12 883 en 2020 et 5 266 en 2018. À 1 000 dinars (300 euros) la traversée, sur des bateaux dans lesquels s’entassent parfois plusieurs dizaines de personnes, le pactole gonfle vite.

«Moi, je suis un amoureux de la pêche, alors je reste. Mais chacun a le droit de vivre dignement de ce qu’il aime. Et on a beau aimer la mer, les pêcheurs se retrouvent dans des situations tellement merdiques qu’ils sont obligés de migrer», raisonne Méjid.

Lui et ses confrères ont pris l’habitude de leur porter secours durant les sorties en mer. «Jamais on ne laissera périr des naufragés», assènent-ils. Ces sauvetages, qui peuvent survenir à n’importe quel moment, représentent une charge de plus pour les pêcheurs, et des journées de travail en moins. «Certes. Mais sauver une vie, ça vaut cent journées de pêche», résume Saber.

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