Tunisie, Egypte, Libye… Dix ans après, où en sont les pays qui ont connu un « printemps arabe » ?

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  • Tribune libre d’Elise Lambert dur France Télévisions
  • De Tripoli à Damas, du Caire à Manama, la vague de soulèvements qui a eu lieu dans les pays arabes en 2011 a été suivie, sauf exception, par des guerres ou par l’instauration de régimes autoritaires.

Tunisie-Tribune (printemps arabe) « Dégage ! » Il y a dix ans, une série de soulèvements populaires éclataient dans les pays arabes au sud et à l’est de la Méditerranée. En Tunisie, en Egypte, en Libye, en Syrie ou au Yémen, les manifestants ont envahi les rues et la toile pour demander la chute de régimes dictatoriaux ou autoritaires installés depuis des décennies. Sous le slogan « le peuple veut la chute du régime », ils exigeaient l’instauration de la démocratie, la justice sociale, la dignité, face à la corruption, aux inégalités et à la répression.

Aujourd’hui, les espoirs portés par ces révoltes – baptisées « printemps arabes » par les médias occidentaux en référence aux « printemps des peuples » en Europe en 1848 – sont largement déchus. En Tunisie, en Libye et en Egypte, les protestations ont conduit à la chute historique de leurs dictateurs, mais seule la Tunisie a connu, à ce jour, une transition démocratique.

En Libye, l’Etat s’est effondré, laissant place à une situation de chaos entre groupes rivaux. En Egypte, une contre-révolution et un coup d’Etat ont permis au maréchal Al-Sissi de prendre la tête du pays. Dans d’autres pays comme la Syrie et le Yémen, les guerres ont reconfiguré la région et provoqué des centaines de milliers de morts et l’exil de millions de réfugiés.

Maghreb

• Tunisie

Des manifestants portent l'affiche de Mohamed Bouazizi, à Tunis, le 28 janvier 2011. (SALAH HABIBI/AP/SIPA / AP)

Les revendications de départ. Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un marchand de fruits ambulant, se suicide par le feu à Sidi Bouzid pour protester contre la saisie de sa marchandise par la police. Des manifestations s’organisent dans plusieurs villes pour demander la « dignité », dénoncer le chômage, le coût de la vie, les inégalités sociales, économiques et territoriales. « Le chômage oscille à ce moment entre 15 et 20%, et s’élève à 30% parmi les diplômés », précise Kmar Bendana, historienne tunisienne.

Le président Zine El-Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 1987, est accusé de corruption, de népotisme et de violations des droits de l’homme. Le 14 janvier 2011, il fuit avec sa famille en Arabie saoudite. En octobre, le pays élit pour la première fois librement son Assemblée constituante, le parti islamiste Ennahda obtient la majorité. Une nouvelle Constitution est écrite. En 2019, Zine El-Abidine Ben Ali meurt en exil en Arabie saoudite.

La situation actuelle. Malgré les avancées institutionnelles, la crise économique « est plus forte qu’en 2010, assure Kmar Bendana. Les prix, l’inflation, la dévalorisation du dinar, le taux de chômage, la gestion des déchets, le système de santé, ont empiré. » En dix ans, la Tunisie a eu neuf exécutifs, dont certains n’ont tenu que quelques mois, empêchant toute réforme de fond pour relancer une économie en difficulté.

La vague terroriste islamiste de 2015 a également affaibli le secteur du tourisme, essentiel pour l’économie tunisienne. La contestation continue épisodiquement dans plusieurs villes. Début 2016, une vague de contestation débute après le décès d’un jeune chômeur, électrocuté alors qu’il protestait contre son retrait d’une liste d’embauche. Début 2018, le pays est touché par un mouvement de contestation exacerbé par l’entrée en vigueur d’un budget d’austérité. Selon un sondage publié à l’occasion des dix ans de la révolte, 67 % des Tunisiens estiment que la situation est plus mauvaise qu’en 2010, relève la radio tunisienne Mosaïque FM.

• Libye

Des femmes accueillent les combattants révolutionnaires à Benghazi, en Libye, le 22 octobre 2011. (FRANCOIS MORI/AP/SIPA)

Les revendications de départ. En février 2011, une contestation violemment réprimée débute à Benghazi contre le régime du colonel Mouammar Kadhafi, au pouvoir depuis 1969. La répression fait plusieurs milliers de morts. Mouammar Kadhafi menace de traquer les rebelles « rue par rue, allée par allée, maison par maison ».
Une coalition emmenée par Washington, Paris et Londres lance une offensive contre le régime. Le 20 octobre, Mouammar Kadhafi est tué dans le dernier assaut contre sa région d’origine, Syrte. Trois jours plus tard, le Conseil national de transition (CNT), organe politique de la rébellion, proclame la « libération totale » du pays.

La situation actuelle. La chute de Mouammar Kadhafi a précipité la Libye dans la guerre civile entre groupes rivaux et jihadistes. Depuis 2015, deux autorités se disputent le pouvoir : le Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez Al-Sarraj, basé à Tripoli (ouest du pays) et reconnu par l’ONU, et l’Armée nationale libyenne (ANL) incarnée par le maréchal Khalifa Haftar, à l’est. Plusieurs puissances étrangères sont impliquées dans le conflit. La Russie, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite soutiennent l’ANL tandis que la Turquie a envoyé des renforts militaires auprès du GNA.

Près de 800 000 Libyens ont fui à l’étranger, principalement vers la Tunisie et l’Égypte, selon des chiffres de la CIA (en anglais). La Libye reste la destination de transit privilégiée des migrants d’Afrique de l’Est et de l’Ouest, en raison de sa proximité avec l’Europe du Sud. En 2020, de nouvelles protestations ont éclaté contre la corruption, le coût de la vie et la défaillance des services publics, note Le Monde. La production pétrolière, principale richesse du pays, a chuté de 90% (100 000 barils par jour contre 1 million à la fin 2019), entraînant des importations massives d’essence.

• Maroc 

Des Marocains demandent une réforme du régime dirigé par le roi Mohammed VI, à Rabat, le 20 février 2011. (SPENCER PLATT / GETTY IMAGES EUROPE)

Plusieurs milliers de personnes manifestent le 20 février 2011 à l’appel du Mouvement du 20 février (M20F) pour des réformes constitutionnelles, un système plus juste et plus démocratique, résument Les Clés du Moyen-Orient. Les protestataires ne demandent pas le départ du roi Mohammed VI, mais la limitation de ses pouvoirs. Le 9 mars, le monarque annonce des réformes constitutionnelles et un renforcement des pouvoirs du Parlement, mais les réformes restent en deçà des attentes des manifestants. En 2016 et 2017, de nouvelles contestations ont lieu dans la région du Rif contre la corruption et le chômage. Le M20F continue de mener des actions, malgré la répression des forces de l’ordre.

Proche-Orient

• Syrie 

Un soldat de l'Armée syrienne libre à Alep, le 2 novembre 2012. (ED GILES / GETTY IMAGES EUROPE)

Les revendications de départ. Le 6 mars, une quinzaine d’adolescents gribouillent sur les murs de leur école à Deraa, dans le sud de la Syrie, « Ton tour est arrivé, docteur », à l’intention du président Bachar Al-Assad, ophtalmologiste de formation. L’arrestation et la torture des adolescents allument la révolte et les premières manifestations pour des changements démocratiques. Face à l’impitoyable répression du régime, le soulèvement tourne à la guerre civile. Des organisations terroristes (l’Etat islamique et Al-Qaïda) s’implantent dans le conflit. L’EI sème la terreur, procédant à des décapitations, à des exécutions massives, à des viols, des rapts et à un nettoyage ethnique.

Jusqu’en 2013, le régime recule face aux différentes factions rebelles, mais en 2015, grâce à l’intervention militaire de la Russie, alliée de Damas, le rapport de force s’inverse. La chute d’Alep en 2016 ouvre une période de reconquête pour Bachar Al-Assad, y compris des bastions historiques de l’opposition comme la Ghouta orientale ou la région de Deraa, rappelle le site du ministère des Affaires étrangères français. Le régime est notamment accusé d’avoir utilisé des armes chimiques contre la population.

La situation actuelle. Le conflit a fait à ce jour plus de 380 000 morts et entraîné l’exode interne et externe de millions de civils. Des détenus continuent de mourir dans des prisons où la torture est fréquente, d’après plusieurs ONG. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) estime que « 100 000 personnes ont été tuées dans des prisons » du pays depuis 2011.

Les bombardements et attaques du régime ont dévasté l’économie du pays. Les sanctions internationales prises contre Damas risquent de rendre encore plus difficiles les investissements étrangers et les importations, précisent France 24 et Le Monde. La corruption et les activités criminelles se sont généralisées, la livre syrienne a perdu l’essentiel de sa valeur, l’inflation a bondi tout comme le prix des denrées de base. Le système de santé, au bord de la rupture, est incapable de faire face à la pandémie de Covid-19. En juin 2020, de nouveaux rassemblements se sont tenus à Soueïda, dans le Sud, avec les mêmes slogans de 2011 : « Bachar, dégage », « on veut la chute du régime ».  Le pouvoir a organisé une contre-manifestation en menaçant de sanctions les fonctionnaires qui ne viendraient pas dans la rue exprimer leur soutien au régime. Vingt ans après son accession au pouvoir, Bachar Al-Assad est à la tête d’un pays au bord de la ruine.

• Egypte 

Des manifestants demandent la fin du régime d'Hosni Moubarak en Egypte, le 31 janvier 2011. (PETER MACDIARMID / GETTY IMAGES EUROPE)

Les revendications de départ. « Moubarak, dégage ! » « Pain, liberté, dignité ! » Le 25 janvier 2011, des milliers d’Egyptiens défilent au Caire, à Alexandrie et dans de nombreuses autres villes pour réclamer le départ d’Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981. Le 11 février, le président démissionne après trente ans d’un règne sans partage et remet ses pouvoirs au Conseil suprême des forces armées. La répression du soulèvement fait au moins 850 morts.

En 2012, le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, devient le premier président issu d’un scrutin libre. Il est aussi le premier islamiste et le premier civil à présider le pays. Un an plus tard, après des manifestations de masse, il est destitué par l’armée dirigée par Abdel Fattah Al-Sissi. La reprise se fait par une répression sanglante et l’emprisonnement de milliers d’islamistes, avant de concerner également les milieux libéraux. Mohamed Morsi est condamné à la prison à vie.

La situation actuelle. Depuis le coup d’Etat d’Abdel Fattah Al-Sissi, au moins 60 000 opposants, militants des droits de l’homme et journalistes ont été arrêtés, emprisonnés. « Il n’y a pas eu de victoire, il n’y a plus de liberté d’expression et la répression politique est sans précédent, constate Farah Ramzy, chercheuse en science politique à Sciences Po Bordeaux. Les autorités surveillent les réseaux sociaux, contrôlent les médias. L’idée qu’une révolution a fait chuter le régime est rejetée. Les dirigeants préfèrent parler des ‘évènements’. »

En 2020, l’ONG Human Rights Watch fait état d’arrestations arbitraires et de tortures de personnes LGBT+ dans les prisons égyptiennes. La même année, Moubarak meurt à l’hôpital militaire du Caire après avoir été acquitté de la plupart des charges qui pesaient contre lui. Le gouvernement lance une série de grands projets de construction, comme le doublement du canal de Suez. La valeur de la livre égyptienne a chuté, la dette a presque triplé depuis 2014 et le prix des biens de première nécessité a fortement augmenté, complète le site Middle East Eye. Selon un rapport de la Banque mondiale en 2019, environ 60% des Égyptiens sont « pauvres ou vulnérables ». 

• Jordanie 

Des Jordaniens lors d'une manifestation contre le gouvernement à Amman, le 25 février 2011. (SALAH MALKAWI / GETTY IMAGES EUROPE)

En janvier 2011, plusieurs manifestations, regroupant plusieurs milliers de personnes, ont lieu contre la vie chère et la politique économique du gouvernement. Parmi les slogans : « Non à la faim qui vise à nous mettre à genoux ! » Le gouvernement répond d’abord par des mesures sociales, notamment la baisse de certains prix. En février, le roi Abdallah II nomme un nouveau Premier ministre pour mener de « réelles réformes politiques », mais ne satisfait pas l’opposition. En 2018, un nouveau mouvement de contestation investit les rues de la capitale, Amman, pour protester contre une hausse d’impôts, rapporte France 24. Face aux protestations, le Premier ministre, Hani Mulqi, démissionne, mais les manifestants dénoncent toujours les mesures d’austérité économiques. Afin de museler toute contestation, le régime cible les activistes politiques, dénonce Human Rights Watch, et durcit les lois concernant la liberté de la presse.

Moyen Orient

• Yémen

Un manifestant porte une affiche demandant le départ du président Ali Abdallah Saleh, à Sanaa au Yémen, le 10 mars 2011. (JONATHAN SARUK / GETTY IMAGES EUROPE)

Les revendications. Des dizaines de milliers de personnes manifestent dans les rues de Sanaa début 2011 contre le président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 1978. Les manifestants sont violemment réprimés par les forces de l’ordre et les partisans du président Saleh. En 2012, de plus en plus isolé, Ali Abdallah Saleh cède le pouvoir à son vice-président, Abd Rabbo Mansour Hadi, en échange de son immunité. Il est le quatrième dirigeant à être renversé par les « printemps arabes ».

Mais le processus de transition politique pacifique échoue et débouche sur une guerre civile avec la prise de la capitale, Sanaa, par les Houthis (combattants appartenant à la minorité zaïdite, une branche de l’islam chiite) en septembre 2014, avec l’appui de l’ancien président Saleh. Aujourd’hui, le pays est toujours en proie à une guerre qui oppose le gouvernement central, soutenu par une coalition arabe menée par l’Arabie saoudite et appuyée par Washington, aux rebelles houthis, dans ce pays à majorité sunnite.

La situation actuelle. La situation humanitaire du Yémen est très grave et continue à se détériorer. Selon le Quai d’Orsay, le Yémen est l’un des quatre pays classés en situation de pré-famine par les Nations unies, 80 % de la population dépend de l’aide humanitaire pour survivre. Une situation aggravée par les conséquences sanitaires, économiques et sociales du Covid-19.

Le conflit a dévasté le système de santé et a fait 3,3 millions de déplacés qui vivent dans des camps de fortune où prolifèrent choléra et autres maladies. Des dizaines de milliers de civils ont été tués, dont des centaines d’enfants, victimes de raids aériens et de bombardements. Le 10 janvier 2021, le gouvernement américain (alors encore dirigé par Donald Trump) annonce qu’il va inscrire les Houthis sur sa liste noire des groupes « terroristes ». Cette décision risque, selon les organisations internationales, d’aggraver la crise humanitaire que traverse le pays, la pire au monde d’après l’ONU.

• Bahreïn 

Des manifestants anti-gouvernement place de la Perle à Manama, au Bahreïn, le 19 février 2011. (JOHN MOORE / GETTY IMAGES EUROPE)

 

Le 15 février 2011 au Bahreïn, la place de la Perle à Manama, la capitale, est rebaptisée par des milliers de manifestants « place Tahrir », en écho au soulèvement en Egypte. Les protestataires réclament une véritable monarchie constitutionnelle et des réformes politiques. Le soulèvement est écrasé mi-mars par la police, avec le soutien militaire des pays du Golfe (soldats émiratis et saoudiens). La police utilise des blindés, tire à la chevrotine. Plusieurs opposants sont arrêtés.

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