Retour sur les vraies origines du conflit syrien dénoncées par Robert Kennedy Jr. : une « guerre par proxys » pour un pipeline

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Tunisie-Tribune (vraies origines du conflit syrien) – …retour sur les vraies origines du conflit syrien qui n’a que trop duré et pour lequel les conséquences du printemps arabe n’ont fait que renforcer les ambiguïtés. Nous reproduisons ci-après un éclairage particulièrement intéressant et dérangeant sur la situation dramatique du Moyen-Orient dénoncé, début 2016, par Robert Francis Kennedy Jr..

En effet, Robert Francis Kennedy Jr. fils de Bob Kennedy, neveu de John F. Kennedy et de Ted Kennedy, avocat spécialisé dans le droit de l’environnement et président de Waterkeeper Alliance, a publié, le 23 février 2016 dans Politico, un article important (repris par les principaux médias du monde) pour comprendre le monde actuel. Il nous livre un éclairage dérangeant sur la situation dramatique du Moyen-Orient, l’origine de Daech et de la guerre en Syrie, le jeu américain, mais aussi des autres grandes puissances, dans la région, le tout dans une perspective historique longue de 65 ans. Il ne fait que confirmer, au fond, ce que nombre d’observateurs pensent depuis un moment, à savoir que la « guerre au terrorisme » est le paravent d’une guerre pour le pétrole, et que les groupes jihadistes sont comme des « proxys », qui permettent une guerre par procuration entre grandes puissances.

« Alors que nous nous intéressons à la montée de l’État islamique et cherchons la source de la sauvagerie qui a pris tant de vies innocentes à Paris et San Bernardino, nous devrions vouloir regarder au-delà des explications commodes en termes de religion et d’idéologie. Plutôt, nous devrions examiner les logiques plus complexes de l’histoire et du pétrole – et comment elles ramènent souvent le problème sur nos propres rivages. »

65 ans de complots pour des pipelines

Robert F. Kennedy Jr. (RFK Jr.) rappelle à bon escient les opérations clandestines de la CIA au Moyen-Orient (« complots de coups d’État » en Jordanie, en Syrie, en Iran, en Irak et en Égypte), décrites dans un rapport dont son grand-père, Joseph P. Kennedy, était signataire : le rapport « Bruce-Lovett ». Il précise que ces opérations, si elles sont largement connues par la rue arabe, sont généralement ignorées par le peuple américain, qui a tendance à croire la parole de son gouvernement.

Afin précisément que les Américains puissent comprendre ce qui se trame de nos jours, il faut commencer, nous dit RFK Jr., par revenir sur « cette histoire sordide mais dont on se souvient peu », qui commence durant les années 1950. A cette époque, le président Eisenhower et les frères Dulles (le directeur de la CIA Allen Dulles et le Secrétaire d’État John Foster Dulles) repoussent les propositions soviétiques de traité pour faire du Moyen-Orient une zone neutre de la Guerre froide et pour laisser les Arabes contrôler l’Arabie. Au lieu de cela, ils ont monté une guerre clandestine contre le nationalisme arabe, qu’Allen Dulles assimilait au communisme, particulièrement lorsque l’autonomie des Arabes menaçait les concessions pétrolières.

C’est ainsi qu’ils ont fourni une aide militaire secrète à des tyrans en Arabie saoudite, en Jordanie, en Irak et au Liban, favorisant des marionnettes, animées d’une idéologie conservatrice et jihadiste, qu’ils estimaient pouvoir constituer un antidote fiable au marxisme soviétique. Lors d’une rencontre à la Maison Blanche entre le directeur de la planification de la CIA, Frank Wisner, et John Foster Dulles, en septembre 1957, Eisenhower fit cette recommandation à l’Agence, selon une note enregistrée par son secrétaire, le général Andrew J. Goodpaster : « Nous devrions faire tout notre possible pour insister sur l’aspect « guerre sainte ». » Comme l’écrit RFK Jr., « la CIA a entretenu un violent jihadisme comme arme de la Guerre froide ».

La CIA commença son ingérence active en Syrie en 1949. En mars, le président élu démocratiquement, Choukri al-Kouatli, hésita à approuver le pipeline trans-arabe, un projet américain conçu pour relier les champs pétrolifères d’Arabie saoudite aux ports du Liban via la Syrie. Dans son livre Legacy of Ashes, le journaliste Tim Weiner raconte qu’en représailles du manque d’enthousiasme d’al-Kouatli pour le pipeline américain, la CIA manigança un coup d’État pour le remplacer par un dictateur qu’elle avait sélectionné, Husni al-Zaim. L’homme eut à peine le temps de dissoudre le parlement et d’approuver le pipeline américain avant que ses compatriotes ne le destituent quatre mois et demi après son arrivée au pouvoir. Le coup d’État d’al-Zaim est le premier qu’ait connu le monde arabe.

RFK Jr. passe ensuite en revue d’autres opérations clandestines de la CIA. En Iran d’abord, avec le coup d’État contre Mossadegh en 1953, après que celui-ci essaya de renégocier les termes des contrats entre son pays et l’Anglo-Iranian Oil Company. Ensuite, en Syrie, lorsqu’en 1957 la CIA tenta d’organiser un second coup d’État dans ce pays en armant des militants islamistes, à commencer par les Frères musulmans. Enfin, en Irak, où la CIA réussit à installer le parti Baas et Saddam Hussein. Tim Weiner écrit d’ailleurs que James Critchfield, chef de la CIA au Proche-Orient, reconnut plus tard que l’Agence, en substance, « créa Saddam Hussein ». Ronald Reagan et son directeur de la CIA Bill Casey regardaient Saddam Hussein comme un ami potentiel de l’industrie pétrolière américaine et une barrière solide contre la propagation de la révolution islamique iranienne. Son prédécesseur avait nationalisé l’Iraq Petroleum Company.

2009 : Assad refuse le pipeline du Qatar

Après ces rappels historiques, résumés ici, RFK Jr. en vient à la situation présente en Syrie. Il commence par mettre en scène deux visions du conflit qui s’opposent :

« Tandis que la presse américaine docile répète comme un perroquet le récit selon lequel notre support militaire pour l’insurrection syrienne est purement humanitaire, de nombreux Arabes voient la crise actuelle simplement comme une nouvelle guerre de pipelines par procuration…  »

RFK Jr. considère qu’il existe une abondance de faits qui soutiennent cette manière de voir les choses. Si, de notre point de vue, notre guerre contre Bachar el-Assad débuta avec les manifestations civiles et pacifiques du Printemps arabe en 2011, pour eux, elle débuta en 2009, quand le Qatar proposa de construire un pipeline de 1500 kilomètres et de 10 milliards de dollars à travers l’Arabie saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie.

Ce pipeline devait relier directement le Qatar aux marchés de l’énergie européens via des terminaux de distribution en Turquie ; cette dernière aurait empoché d’importantes taxes de transit. Le pipeline Qatar/Turquie aurait donné aux royaumes sunnites du Golfe persique une domination décisive sur les marchés mondiaux du gaz naturel et renforcé le Qatar, le plus proche allié des États-Unis dans le monde arabe. L’Union européenne, dont 30 % du gaz provient de Russie, était également désireuse de ce pipeline, qui aurait offert à ses membres de l’énergie bon marché et un soulagement vis-à-vis de l’influence politique et économique étouffante de Vladimir Poutine. Le pipeline aurait bénéficié aussi à l’Arabie saoudite sunnite en lui donnant un point d’appui dans la Syrie dominée par un régime alaouite assimilé au chiisme.

Évidemment, les Russes, qui vendent 70 % de leurs exportations de gaz en Europe, voyaient le pipeline Qatar/Turquie comme une menace existentielle. Du point de vue de Poutine, le pipeline du Qatar était un « complot de l’OTAN » pour changer le statu quo, priver la Russie de son seul point d’appui au Moyen-Orient, étrangler l’économie russe et mettre un terme à l’influence russe dans le marché européen de l’énergie. En 2009, Assad annonça qu’il refuserait de signer l’accord pour permettre au pipeline de traverser la Syrie, et ce afin de protéger les intérêts de son allié russe.

Assad mis une nouvelle fois en rage les monarques sunnites du Golfe en donnant son aval, en juillet 2011, à un « pipeline islamique » approuvé par la Russie, courant des champs de gaz iraniens à travers la Syrie et jusqu’aux ports du Liban. Ce pipeline aurait fait de l’Iran chiite, et non plus du Qatar sunnite, le principal fournisseur du marché de l’énergie européen, et aurait de façon spectaculaire accru l’influence de l’Iran au Moyen-Orient et dans le monde. Israël était aussi déterminé à faire dérailler le « pipeline islamique », qui aurait enrichi l’Iran et la Syrie et probablement leurs « proxys », le Hezbollah et le Hamas.

La CIA, la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite derrière l’insurrection jihadiste

RFK Jr. en vient alors au cœur de son propos, sur l’origine de la guerre en Syrie :

« Des câbles secrets et des rapports des services de renseignement américains, saoudiens et israéliens indiquent qu’au moment où Assad rejeta le pipeline du Qatar, des planificateurs arrivèrent rapidement au consensus que fomenter une insurrection sunnite en Syrie pour renverser le peu coopérant Bachar el-Assad serait une voie praticable pour réaliser l’objectif partagé de l’achèvement du pipeline Qatar/Turquie. En 2009, d’après WikiLeaks, peu après que Bachar el-Assad rejeta le pipeline du Qatar, la CIA commença à financer les groupes d’opposition en Syrie. Il est important de noter que c’était bien avant le soulèvement contre Assad engendré par le Printemps arabe. »

Au printemps 2011, il n’y avait encore à Damas que de petites manifestations pacifiques contre la répression du régime d’Assad. Pourtant, comme l’indiquent des câbles de WikiLeaks, la CIA était déjà présente sur le terrain en Syrie. Les royaumes sunnites voulaient une implication plus forte des États-Unis. Le 4 septembre 2013, le Secrétaire d’État John Kerry déclara lors d’une audience au Congrès que les royaumes sunnites avaient offert de « payer la note » pour une invasion américaine en Syrie afin d’évincer Bachar el-Assad. Mais, en dépit de la pression des Républicains, Barack Obama rechigna à envoyer de jeunes Américains mourir en tant que mercenaires pour un conglomérat de pipeline.

En 2011, les États-Unis rejoignirent la France, le Qatar, l’Arabie saoudite, la Turquie et le Royaume-Uni pour former la Coalition des amis de la Syrie, qui demanda formellement le départ d’Assad. La CIA fournit 6 millions de dollars à Barada TV, une chaîne de télévision britannique, pour produire des programmes en faveur du renversement du président syrien. Des documents du renseignement saoudien, publié par WikiLeaks, montrent qu’avant 2012, la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite armaient, entraînaient et finançaient des combattants jihadistes sunnites venus de Syrie, d’Irak et d’ailleurs pour renverser le régime d’Assad. Le Qatar, qui avait le plus à gagner, investit 3 milliards de dollars pour renforcer l’insurrection et invita le Pentagone à entraîner des insurgés sur des bases américaines au Qatar. « L’idée de fomenter une guerre civile entre sunnites et chiites pour affaiblir les régimes syriens et iraniens, dans le but de maintenir le contrôle des produits pétrochimiques de la région, n’était pas une nouvelle notion dans le lexique du Pentagone », affirme RFK Jr.

En effet, un rapport « accablant » de la RAND Corporation, financé par le Pentagone, datant de 2008, proposait « un plan précis pour ce qui était sur le point d’arriver ». Le rapport, intitulé « Unfolding the Future and the Long War », affirme que, dans la mesure où les économies des pays industrialisés continueront dans un futur prévisible à dépendre fortement du pétrole, et que la plus grande part du pétrole est produite au Moyen-Orient, les États-Unis ont un motif pour y maintenir la stabilité. Or, il observe que l’aire géographique où se situent les réserves de pétrole prouvées coïncide avec la zone d’influence d’une grande partie du réseau jihadiste et salafiste. Ceci crée « un lien entre les provisions pétrolières et la longue guerre ». Le rapport explique ainsi que le contrôle des dépôts de pétrole et de gaz du Golfe persique restera, pour les États-Unis, une « priorité stratégique » qui « interagira fortement avec celle de la poursuite de la longue guerre ».

Dans ce contexte, le rapport identifie plusieurs trajectoires potentielles pour la politique régionale concentrée sur la protection de l’accès aux réserves de pétrole du Golfe, parmi lesquelles la suivante est la plus saillante : exploiter « les lignes de faille entre les différents groupes jihadistes et salafistes pour les retourner les uns contre les autres et gaspiller leur énergie dans des conflits internes ». RAND recommande d’user d’« actions secrètes, d’opérations d’information, de guerre non conventionnelle » pour mettre en application une stratégie « diviser pour régner ». Le rapport poursuit :

« Les États-Unis et leurs alliés locaux pourraient utiliser les jihadistes nationalistes [voir définition en fin d’article] pour lancer une campagne par procuration pour discréditer les jihadistes transnationaux aux yeux de la population locale. […] Les dirigeants américains pourraient aussi choisir de profiter du conflit durable entre sunnites et chiites, en prenant le parti des régimes sunnites conservateurs contre les mouvements d’autonomisation chiites dans le monde musulman […] éventuellement soutenir les gouvernements sunnites autoritaires contre un Iran continuellement hostile ».

Comme prévu, la réaction exagérée d’Assad à la crise fabriquée à l’étranger – envoyant des bombes-barils sur des bastions sunnites et tuant des civils – polarisa la fracture entre sunnites et chiites en Syrie et permit aux responsables politiques de vendre aux Américains l’idée que la lutte pour le pipeline était une guerre humanitaire. Le portrait fait par la presse de l’Armée syrienne libre, composée de bataillons unis de Syriens modérés était, nous dit RFK Jr., « délirant  ». Les unités éparses, regroupées dans des centaines de milices indépendantes, étaient pour la plupart commandées par (ou alliées à) des militants jihadistes, qui étaient les plus engagés et les plus efficaces des combattants.

Un pipeline vaut bien un califat

En dépit de la couverture médiatique dominante, les planificateurs du renseignement américain savaient depuis le début que leurs « pipelines proxies » étaient des jihadistes radicaux qui se tailleraient probablement un tout nouveau califat islamique dans les régions sunnites de Syrie et d’Irak. Deux ans avant que les coupeurs de gorges de l’État islamique en Irak et au Levant n’apparaissent sur la scène internationale, une étude de sept pages de la Defense Intelligence Agency (qui fonctionne sous la juridiction du Département de la Défense), datée du 12 août 2012, obtenue par le groupe Judicial Watch, avertissait que, grâce au soutien des États-Unis et de la coalition sunnite aux jihadistes sunnites radicaux, « les salafistes, les Frères musulmans et Al Qaïda en Irak (aujourd’hui EIIL), sont les forces majeures conduisant l’insurrection en Syrie ».

Utilisant les financements des États-Unis et des États du Golfe, ces groupes avaient fait évoluer les manifestations pacifiques contre Bachar el-Assad dans « une direction clairement sectaire  » (sunnites contre chiites). Le rapport note que le conflit s’est transformé en une guerre civile sectaire, appuyée par « les pouvoirs religieux et politiques » sunnites. Il dépeint le conflit syrien comme une guerre globale pour le contrôle des ressources de la région, avec « l’Occident, les pays du Golfe et la Turquie supportant l’opposition [à Assad], tandis que la Russie, la Chine et l’Iran soutiennent le régime ».

Les auteurs du rapport du Pentagone « semblent approuver l’apparition prévisible du califat de l’État islamique », écrit RFK Jr., qui les cite : « Si la situation se démêle, il y a une possibilité d’établir une principauté salafiste déclarée ou non déclarée dans l’est de la Syrie (Hasaka et Der Zor) et c’est précisément ce que les puissances qui soutiennent l’opposition veulent dans le but d’isoler le régime syrien.  » Le rapport du Pentagone avertit que cette nouvelle principauté pourrait s’étendre au-delà de la frontière irakienne, jusqu’à Mossoul et Ramadi et « déclarer un État islamique par l’entremise de son alliance avec d’autres organisations terroristes en Irak et en Syrie ».

RFK Jr. ne peut qu’aboutir au constat suivant :

« Bien sûr, c’est précisément ce qui s’est produit. Non par coïncidence, les régions de Syrie occupées par l’État islamique englobent exactement la route proposée pour le pipeline du Qatar.  »

Remarque un brin suspicieuse, qui en rappelle une autre. Le 14 février 2002, le journaliste israélien Uri Avnery écrivait malicieusement dans Maariv :

« Si l’on regarde la carte des grandes bases militaires américaines créées [durant la guerre en Afghanistan], on est frappé par le fait qu’elles sont situées exactement sur la route de l’oléoduc prévu vers l’océan Indien. […] Oussama Ben Laden n’avait pas perçu que son action servirait les intérêts américains… Si j’étais un adepte de la théorie du complot, je penserais que Ben Laden est un agent américain. Ne l’étant pas, je ne peux que m’émerveiller de la coïncidence. »

Comme l’écrivait encore Salim Muwakkil dans le Chicago Tribune le 18 mars 2002 : «  Les actes terroristes du 11-Septembre, bien que tragiques, fournirent à l’administration Bush une raison légitime d’envahir l’Afghanistan, de chasser les Talibans récalcitrants et, par coïncidence, d’ouvrir la voie pour le pipeline.  » Rappelons que le gouvernement américain voyait initialement dans les Talibans une source de stabilité qui permettrait la construction d’un oléoduc à travers l’Asie centrale. Ce n’est que lorsque les Talibans, après six mois de négociations, le 2 août 2001, ont refusé d’accepter les conditions des États-Unis, que la guerre est devenue inévitable. A la mi-juillet 2001, lors d’une réunion secrète tenue à Berlin, de hauts fonctionnaires américains avaient fait part de plans pour mener des actions militaires contre le régime taliban s’il refusait le pipeline. L’opération se déroulerait, disait-on, avant les premières neiges en Afghanistan, soit à la mi-octobre au plus tard. Le 7 octobre commença effectivement la guerre. Entre temps était survenu le 11-Septembre. Le pipeline « Turkménistan–Afghanistan–Pakistan–Inde » a finalement commencé à être construit le 13 décembre 2015, et devrait être opérationnel d’ici 2019.

Selon Tim Clemente, qui présida au FBI le Joint Terrorism Task Force entre 2004 et 2008, les Américains ont refait en Syrie la même erreur que lorsqu’ils avaient entraîné les moudjahidines en Afghanistan. Au moment où les Russes avaient quitté le pays, les supposés alliés des États-Unis s’étaient mis à détruire des antiquités, à asservir les femmes, à mutiler des corps et à tirer sur les Américains. De son côté, le vice-président Joe Biden expliqua, le 3 octobre 2014, devant des étudiants de Harvard, que la Turquie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis étaient «  si déterminés à faire tomber Assad » qu’ils ont lancé une « guerre par procuration entre sunnites et chiites », et déversé « des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d’armes à quiconque voudrait se battre contre Assad. Sauf que les gens qui ont été approvisionnés, c’était al-Nosra et Al Qaïda », les deux groupes qui fusionnèrent en 2014 pour former l’État islamique. Biden semblait en colère que les prétendus « amis » des États-Unis ne soient pas dignes de confiance pour suivre l’agenda américain.

RFK Jr. rappelle une nouvelle fois la double lecture que l’on peut avoir des conflits au Moyen-Orient et semble se ranger derrière celle que l’on a ordinairement dans le monde arabe :

« A travers le Moyen-Orient, les dirigeants arabes accusent habituellement les États-Unis d’avoir créé l’État islamique. Pour la plupart des Américains, de telles accusations paraissent folles. Pourtant, pour beaucoup d’Arabes, les preuves de l’implication américaine sont si abondantes qu’ils concluent que notre rôle pour favoriser l’État islamique a dû être délibéré.

En fait, beaucoup des combattants de l’État islamique et leurs commandants sont des successeurs idéologiques et organisationnels des jihadistes que la CIA a entretenus durant plus de 30 ans de la Syrie et de l’Égypte à l’Afghanistan et à l’Irak. »

Il revient alors sur l’invasion américaine de l’Irak menée par George W. Bush, dans un pays laïque où Al Qaïda n’existait pas, et où son « vice-roi  » Paul Bremer, « dans un monumental acte de mauvaise gestion, créa effectivement l’Armée sunnite, appelée aujourd’hui État islamique ». Début 2011, les alliés des États-Unis financèrent l’invasion des combattants d’AQI en Syrie. En avril 2013, entré en Syrie, AQI changea son nom en EIIL. Une organisation dirigée, comme le dit Dexter Filkins, journaliste au New Yorker, par un conseil d’anciens généraux irakiens, dont beaucoup étaient membres du parti laïque Baas de Saddam Hussein, et qui se sont convertis à l’islam radical dans les prisons américaines. « Les 500 millions de dollars de l’aide militaire qu’Obama envoya en Syrie, écrit RFK Jr., ont presque certainement fini par bénéficier à ces jihadistes militants. » Il en va de même, notons-le, de l’aide française.

Mourir pour un pipeline, d’accord, mais de mort lente…

Tim Clemente, avec lequel RFR Jr. s’est entretenu, souligne la différence entre le conflit en Irak et celui en Syrie : dans ce dernier, des millions d’hommes en âge de combattre ont quitté le champ de bataille pour l’Europe, au lieu de défendre leurs communautés. L’explication évidente, c’est que les modérés fuient une guerre qui n’est pas la leur. Ils veulent simplement éviter d’être pris entre l’enclume de la tyrannie d’Assad soutenue par les Russes et le marteau jihadiste et sunnite que les Américains ont eu en main en participant à une bataille mondiale entre pipelines concurrents. On ne saurait, selon RFK Jr., blâmer le peuple syrien de ne pas largement embrasser un plan pour leur nation qui a été concocté à Washington ou à Moscou. Les superpuissances n’ont laissé aucune option pour un avenir désirable pour lequel les Syriens modérés auraient pu envisager de se battre. Et RFK Jr. de faire remarquer que « personne ne veut mourir pour un pipeline ».

Alors que faire ? Commencer par utiliser les bons mots, par sortir de la propagande, afin que le peuple américain puisse enfin comprendre la situation :

« En utilisant les mêmes images et le même langage qui ont appuyé notre guerre de 2003 contre Saddam Hussein, nos dirigeants politiques laissent les Américains croire que notre intervention en Syrie est une guerre idéaliste contre la tyrannie, le terrorisme et le fanatisme religieux. Nous avons tendance à écarter, comme s’il s’agissait de simple cynisme, l’avis de ces Arabes qui voient la crise actuelle comme une reprise des mêmes vieux complots au sujet des pipelines et de la géopolitique. Mais, si nous devons avoir une politique étrangère efficace, nous devons reconnaître que le conflit syrien est une guerre pour le contrôle des ressources indiscernable de la myriade des guerres du pétrole, clandestines et non déclarées, que nous avons menées au Moyen-Orient depuis 65 ans. Et c’est seulement lorsque nous voyons ce conflit comme une guerre par procuration pour un pipeline que les événements deviennent compréhensibles. »

Tim Clemente compare l’État islamique aux Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), un cartel de la drogue doté d’une idéologie révolutionnaire pour inspirer ses fantassins : « Vous devez penser à l’État islamique comme à un cartel pétrolier. A la fin, l’argent dirige le raisonnement.L’idéologie religieuse est un instrument qui motive ses soldats à donner leurs vies pour un cartel pétrolier. » Dépourvus de ce fanatisme qui les aveugle, les Syriens fuyant pour l’Europe, pas plus que les Américains, ne sauraient envoyer leurs enfants mourir pour un pipeline.

RFK Jr. nous enjoint donc à regarder la réalité en face :

« Ce que nous appelons « guerre au terrorisme » n’est rien d’autre qu’une autre guerre du pétrole. Nous avons gaspillé 6 milliards de dollars dans trois guerres à l’étranger et en construisant un état de guerre sécuritaire sur notre propre sol depuis que le pétrolier Dick Cheney déclara la « Longue Guerre » en 2001. Les seuls gagnants ont été les entrepreneurs militaires et les compagnies pétrolières qui ont empoché des profits historiques, les agences de renseignement qui ont gagné en puissance de manière exponentielle au détriment de nos libertés, et les jihadistes qui invariablement se servent de nos interventions comme de leur plus efficace moyen de recrutement.

[…] Au cours des sept dernières décennies, les frères Dulles, la bande à Cheney, les néocons et consorts ont détourné ce principe fondamental de l’idéalisme américain [selon lequel chaque nation devrait avoir le droit à l’auto-détermination] et déployé notre appareil militaire et de renseignement au service des intérêts mercantiles de grandes sociétés et, particulièrement, des compagnies pétrolières et des entrepreneurs militaires, qui ont littéralement réussi un beau coup dans ces conflits. »

Robert F. Kennedy Jr. recommande finalement à l’Amérique de se détourner de ce nouvel impérialisme et de revenir sur le chemin de l’idéalisme et de la démocratie. Il préconise de laisser les Arabes se gouverner eux-mêmes, de ne surtout pas envahir la Syrie, et d’en finir avec la ruineuse dépendance au pétrole du Moyen-Orient qui a déformé la politique étrangère américaine depuis un demi siècle, en visant une plus grande indépendance énergétique.

 

  • Sources :
  • Robert F. Kennedy, Jr., « Why the Arabs don’t want us in Syria », Politico, 23 février 2016.
  • Stephen Kinzer, « The media are misleading the public on Syria », Boston Globe, 18 février 2016.
  • Robert Naiman, « WikiLeaks Reveals How the US Aggressively Pursued Regime Change in Syria, Igniting a Bloodbath », Truth-out, 9 octobre 2015.
  • Mnar Muhawesh, « Migrant Crisis & Syria War Fueled By Competing Gas Pipelines », Mint Press News, 9 septembre 2015 [Attention : cet article affirme en préambule qu’un câble de WikiLeaks de 2006 a révélé qu’Israël était à l’origine d’un plan de déstabilisation de la Syrie ; or, ce câble, comme deux commentateurs – ici et là – l’ont remarqué, n’affirme rien de tel.].
  • « Assange on ‘US Empire,’ Assad govt overthrow plans & new book ‘The WikiLeaks Files’ », RT, 9 septembre 2015.
  • Nafeez Ahmed, « Syria intervention plan fueled by oil interests, not chemical weapon concern », The Guardian, 30 août 2013.

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